A l'heure où la série Chernobyl fait le buzz et récolte un peu partout des lauriers plutôt mérités, il est tout naturel, en tant que cinéphage avant d'être sérievore, de ressentir l'envie de se tourner vers ce que le cinéma a également proposé en termes de fiction nucléaire, en dehors de tout post-nuke. Un titre nous revient alors immédiatement à l'esprit : Le Syndrome chinois, réalisé en 1979 par James Bridges. Ce film emballant nous renvoie aux belles heures du cinéma américain de ces années-là, quand celui-ci savait encore se montrer engagé sans oublier d'être intelligent et de nous faire kiffer, ou quand le savoir-faire des uns et des autres s'alliait pour un résultat impeccable. Le Syndrome chinois n'est pas un sommet de cinoche, certes, mais c'est un vrai bon film, efficace, pro, net et sans bavure, encore très plaisant à revoir aujourd'hui.
Jane Fonda y incarne une journaliste télé ambitieuse qui, lors de ce qui devait être le tournage d'un simple reportage sur une centrale nucléaire, assiste à un incident très inquiétant que son fidèle caméraman, joué par Michael Douglas, a réussi à mettre en boîte discrètement. Porteuse de la preuve incontestable du danger de cette centrale, Jane Fonda y voit là un excellent sujet pour s'imposer en tant que véritable journaliste d'investigation, mais se retrouve barrée par la direction de sa chaîne tv, en raison d'enjeux financiers et politiques qui la dépassent, bloquant toute révélation fâcheuse... Bien déterminée à ne pas en rester là, elle va alors enquêter auprès du chef d'équipe de la centrale, interprété par le grand Jack Lemmon, afin de démêler le vrai du faux et savoir ce qu'il s'est réellement passé.
Produit par Michael Douglas, Le Syndrome chinois n'est pas un film à thèse qui chercherait bêtement à nous dégoûter de l'énergie nucléaire en nous alarmant avec lourdeur sur ses dangers. Il est plus malin que cela et parvient même à réussir son coup sur plusieurs tableaux : à travers le personnage de Jane Fonda, la place des femmes et leur désir légitime d'émancipation sont mis en avant avec un féminisme de bon aloi ; par son métier de journaliste, le jeu dangereux de médias aux pouvoirs grandissants est assez habilement critiqué ; et enfin, par le biais de son investigation sur la centrale, les dérives d'une société entièrement soumise à l'appât du gain sont pointées du doigts de par leur incompatibilité avec une maîtrise sûre et complète des technologies qui nécessitent la plus grande vigilance, ici l'énergie nucléaire, dont le potentiel cinégénique est évident. C'est par sa façon judicieuse d'aborder ces différents thèmes l'air de rien, en restant distrayant et très prenant de bout en bout, que Le Syndrome chinois impose le respect. Il faut dire que, tandis que James Bridges propose une réalisation appliquée, le tout est idéalement servi par un casting 4 étoiles en forme olympique.
Avec son pas dynamique, son brushing impeccable, ses tailleurs bien taillés et son air décidé, Jane Fonda est totalement crédible dans le rôle de cette femme pugnace qui met progressivement ses motivations personnelles au second plan pour s'impliquer pleinement dans une situation soulevant un problème bien plus global, menaçant la population. A ses côtés, Michael Douglas se fait plus discret malgré un sex appeal très actuel fait de cheveux longs et d'une barbe bien entretenue, il est étonnamment crédible dans la peau de ce cameraman volontiers tête-brûlée, aux opinions déjà bien ancrées. Mais le plus impressionnant là-dedans, c'est évidemment Jack Lemmon, très justement récompensé du Prix d'interprétation à Cannes pour cette prestation en or massif. Que dire qui n'ait pas déjà été dit ? Jeu avec ou sans ballon, placement, gestuelle, tics et tocs, regard par-dessus les lunettes, humidité des yeux, menton grelotant, sueur sur les tempes, et ce regard aux abois derrière lequel toute l'inquiétude du monde bouillonne et qui reste l'image marquante de ce film... Lemmon est parfait, enchaînant les gestes techniques avec une classe sans égale, et fait briller ses partenaires, élevant tous les autres à un niveau de jeu exceptionnel. Chapeau bas l'artiste !
Au milieu de tout ce beau monde, les seconds couteaux ne sont pas en reste, parmi lesquels l'inimitable Wilford Brimley, la véritable quatrième étoile de ce casting hors norme : un acteur que nous apprécions beaucoup aussi dans The Thing de John Carpenter, où nous garderons à jamais le souvenir de sa mine inquiète quand, après avoir fait des simulations sur l'ordinateur de la base scientifique et observé, sur un petit moniteur sans âge, les cellules extraterrestres se multiplier, il découvre stupéfait le pouvoir de la Chose et le danger qu'elle représente pour l'humanité toute entière. Mais je digresse ! Wilford Brimley, son regard de chien battu et sa moustache du tonnerre crèvent tout simplement l'écran dans Le Syndrome chinois, où il parvient avec son style si unique, à la nonchalance très calculée, à personnifier toute l'impuissance des petites mains face au mécanisme implacable d'une société qui ne tourne pas rond et fonce droit dans le mur. Il est la circonspection incarnée. Quand la caméra s'attarde sur sa tronche perplexe, pour un plan qui dure toujours une ou deux secondes de trop, aimantée par le charisme inouïe de l'acteur, on tutoie les plus hautes cimes cinématographiques.
Intelligent à tous les niveaux, mené tambour battant et porté par des acteurs géniaux, Le Syndrome chinois est un petit régal, à peine gâché par une poursuite en voitures mollassonne et quelques facilités scénaristiques dans sa dernière partie. Le film a également le mérite de se terminer comme il faut, de manière assez abrupte. Une fin qui fait froid dans le dos, dont l'ultime image réussit à englober tous les enjeux du scénario et nous laisse pétrifié sur notre canapé. Science du timing : Le Syndrome chinois est sorti douze jours avant l'accident nucléaire de Three Mile Island, le plus grave de l'histoire américaine, il trouva ainsi un écho considérable dans l'opinion et alimenta le mouvement contre l'énergie nucléaire aux États-Unis. Il est amusant de voir aujourd'hui que la série Chernobyl pointe du doigt les mêmes travers, ou quand un système poussé à son paroxysme fout à mal la terre entière...
Le Syndrome chinois de James Bridges avec Jane Fonda, Jack Lemmon, Michael Douglas et Wilford Brimley (1979)