Pour la promotion de son nouveau film, Cédric Klapisch a accepté de répondre à l'une de ces interviews très courtes qui pullulent sur les réseaux sociaux. Sur un fond sonore insupportable qui se veut entrainant et rythmé, des questions toutes simples, parfois un peu décalées, apparaissent à l'écran et s'enchaînent à vitesse grand V ("le dernier film qui t'a fait pleurer ?", "la dernière scène qui t'a collé la gaule ?"). Les personnalités interrogées n'ont généralement pas le temps de développer quoi que ce soit d'intéressant mais juste assez pour sortir parfois des énormités propices à faire le buzz. Tout le monde est alors ravi. Car tandis que l'objectif du site concerné (Konbini, Sens Critique...) est d'atteindre un maximum de "vues", le souci, pour les interviewés, est d'avoir l'air cool, et donc de répondre du tac au tac, avec aisance et franchise. A ce petit numéro, Cédric Klapisch s'en sort plutôt bien, osant même se lâcher sur le sacrosaint Tarantino, dont il confie ne pas avoir aimé le dernier film. Quel toupet ! Il ajoute alors, visiblement assez sûr de lui : "C'est un peu effrayant, quand on est un réalisateur de mon âge, de voir d'autres réalisateurs dont on sent qu'ils n'ont plus rien à dire. Moi c'est un peu ce qui m'effraye, j'essaye de repousser le moment où je n'aurai plus rien à dire." Ahah.
Après avoir vu Deux moi, ces petites phrases ont comme un double effet kiss cool. Notre ami Klapisch a l'habitude de donner le bâton pour se faire battre : malgré leur insignifiance, ses films sont des collections de perches tendues pour qu'on lui tombe dessus à bras raccourcis. Alors pourquoi élargir cette attitude autodestructrice à la promotion même de ses œuvres ? Comment peut-il faire cette déclaration sans trembler du menton alors que cela fait plus de vingt ans qu'il nous bassine avec les mêmes tics, la même recette ? Cédric Klapisch n'a jamais eu grand chose à dire et cela ne va hélas pas en s'arrangeant, quand bien même on sent chez lui la volonté de coller à la société actuelle, de s'intéresser à la génération Y, de rester à jour. Deux moi n'est pas pire qu'un autre Klapisch, c'est un Klapisch de plus. C'est à un docteur ès Klapisch qu'il faudrait demander son avis, à quelqu'un capable d'examiner l'infiniment petit, maître au jeu des sept différences, apte à se prononcer sur des subtilités indécelables à l’œil nu pour le quidam lambda. A travers cette histoire de deux trentenaires vivant dans le même quartier de Paris, victimes de la solitude des grandes villes, Klapisch s'essaie au drame existentiel. Le cinéaste prétend encore une fois capter l'air du temps, en nous montrant ces deux êtres qui finissent par "aller voir quelqu'un" (comprendre : consulter un psy) pour relever la tête, et par s'inscrire sur Tinder pour rompre leur marasme quotidien. En dépit de la tendresse manifeste du regard qu'il porte sur ces jeunes gens, Klapisch a l'air un peu à côté de la plaque, à l'image de sa bande originale faisandée, et ne prend jamais aucun risque. Surtout, on a bien du mal à se passionner pour ces deux personnages trop creux pour exister vraiment.
Ana Girardot incarne une chercheuse en laboratoire peu crédible, suffisamment cruche pour demander à sa supérieure si elle doit "apprendre par cœur" sa présentation orale, et dont on se moque bien des rapports conflictuels qu'elle entretient avec sa daronne absente et de la relation, plus douce, qui l'unit à sa petite sœur. François Civil, que l'on a déjà vu plus à l'aise, plus frais, notamment dans Mon Inconnue, traverse ici, comme son homologue féminin, un petit épisode dépressif, il passe donc les 30 premières minutes inerte, incapable de terminer ses phrases, ne communiquant que par des borborygmes fatigants. Dans la peau du héros klapischien, Romain Duris, à l'époque, s'en tirait peut-être mieux. Difficile de s'intéresser à un tel énergumène, que l'on a simplement envie de secouer... Le récit de leurs rencontres Tinder, de leurs consultations chez le psy, de leurs vies professionnelles et familiales compliquées et de toutes leurs petites contrariétés n'est pas assez ceci pour émouvoir, pas assez cela pour faire marrer. On est supposé espérer durant tout le film que ces deux âmes perdues finissent enfin par se télescoper, ce qui n'arrivera pas avant les dernières secondes, évidemment. Tout cela est inoffensif et plat, mais soyons honnête : ça n'est jamais totalement désagréable (quoique, j'y reviendrai dans mon dernier paraphet), ça se laisse regarder, ça coule tout seul, c'est du Klapisch. Soulignons cependant que cela paraît tout de même plus long et laborieux qu'à l'accoutumée. On s'étonne que certaines critiques en viennent à parler d'un "bon Klapisch"... C'est ce type d'affirmation qui m'amène à penser que je ne suis pas la personne idoine pour vous parler de Deux moi, à l'évidence je n'ai pas les armes ni les connaissances suffisantes, je ne maîtrise pas assez bien mon petit Klapisch illustré. Je n'ai vu que les deux tiers de sa filmographie. A partir de quand peut-on parler d'un "bon Klapisch" ? Quand le film étudié est supérieur au plus faible tiers de sa filmo ? Alors si, avec un peu de chances, ce sont ceux que je n'ai pas vus, je ne peux pas m'exprimer en toute légitimité. C'est un "bon Klapisch", soit, ça n'en fait pas pour autant un bon film !
Alors qu'il avait situé son précédent opusà la campagne, en plein vignoble bourguignon, en quête d'un nouveau souffle, Klap' revient gonflé à bloc dans les rues de sa ville fétiche, Paris, qu'il dépeint encore comme un village-monde merveilleux, rempli d'individus sympathiques, dont on se plaît à pointer gentiment du doigt les petits travers : on pense particulièrement à cet épicier de quartier, incarné par Simon Abkarian, au sens du commerce impitoyable mais qui a bon fond et tient un rôle indispensable puisqu'il permet de faire le lien entre les uns et les autres. Devant tant de bons sentiments, on ressent parfois comme une légère envie de vomir. Dès qu'il peut, Klapisch enfile sa casquette de l'office du tourisme et nous propose quelques-uns de ces plans carte postale dont il a le secret. On se souvient qu'il avait eu la même démarche en Bourgogne, assurant la promotion de cette région comme personne ne l'avait aussi grossièrement fait avant lui sur grand écran. Il faut que le film puisse plaire à l'étranger, c'est peut-être aussi pour cela que le générique final est ici accompagné de cartes postales, littéralement, de la capitale : des vignettes de la Tour Eiffel ou du Sacrée Cœur qui viennent décorer les noms défilant à l'écran... Ce genre de conclusion n'a pas pour effet de nous laisser sur une très bonne impression. Auparavant, Cédric Klapish n'a donc fait que reprendre sa petite formule habituelle, en nous concoctant au passage quelques dialogues dont il doit être très fier alors qu'ils n'ont que pour effet de nous déprimer encore un peu plus ("Il faut que les deux moi soient soi pour que deux moi fassent nous" débite Camille Cottin). Je suis sévère, je le reconnais, mes mots dépassent peut-être ma pensée mais, à la longue, notre cher Klap' n'appelle guère à l'indulgence.
Pour finir, relevons quelques moments particulièrement douloureux, à la limite du hors jeu, qui expliquent sans doute notre humeur du jour. Lors de deux digressions oniriques pénibles et sans le moindre intérêt, Cédric Klapisch se présente comme le pendant français du regretté Lucio Fulci, le "poète du macabre" italien. Sauf qu'ici, l'effroi n'est guère provoqué par l'atmosphère sombre et lugubre savamment mise en place lors des scènes proprement dites, mais par la pulsion de mort et de destructivité qu'elles font naître insidieusement chez le spectateur qui n'était pas prêt à subir une telle épreuve. Ces deux cauchemars censés matérialiser les peurs intimes de nos tourtereaux en plein délire sont des moments ultra gênants, dénués de la moindre idée visuelle ou comique valable, des trous noirs qui nous saisissent à la gorge. Autre climax pour nos nerfs, cette non moins terrifiante parenthèse enchantée durant laquelle François Civil découvre les plaisirs d'avoir un petit chat chez lui. Il s'amuse à le surprendre en se cachant derrière la porte, lui fait des papouilles sur le lit, lui court après dans l'appartement, et ça dure, et ça dure. On le voit faire mumuse avec son chat pendant cinq minutes qui en paraissent vingt. C'est très embarrassant. Comment peut-on sérieusement filmer ça ? Le filmer, bon d'accord, admettons... Mais comment peut-on ensuite décider de garder ces scènes-là au sein d'un long métrage dont on sait qu'il sera diffusé en salles et proposé à un public constitué en écrasante majorité d'inconnus ? Qui cela peut bien amuser de payer pour assister à un si désolant spectacle ? On en vient nous-même à se sentir très seul, à se poser des questions existentielles, à s'interroger sur le sens de la vie et plus précisément sur la nature exacte du cinéma. Art ? Industrie ? Commerce ? Foutage de gueule ? Évidemment, dans un Klapisch, qui dit "chat" dit "chat perdu". L'idylle entre François Civil et son greffier ne dure pas bien longtemps. Une fenêtre restée ouverte et, hop, Nugget (c'est son p'tit nom) a disparu. On croit alors que les recherches vont être lancées dans tout le quartier par un Civil anéanti, avant que notre cinéaste fétiche ne se souvienne qu'il a déjà filmé ça il y a vingt ans. Il essaie de repousser le moment où il n'aura plus rien à dire, rappelez-vous !
Deux moi de Cédric Klapisch avec François Civil, Ana Girardot, Camille Cottin et François Berléand (2019)