Quand il était à la tête de l'unité consacrée aux films d'horreur des studios RKO, Val Lewton devait respecter trois grandes règles : le budget des films qu'il produisait ne devait pas dépasser les 150 000$, leur durée ne devait pas excéder les 75 minutes et leurs titres tape-à-l'oeil lui étaient toujours imposés par ses supérieurs. En dehors de cela, Val Lewton devait jouir d'une certaine liberté, de plus en plus grande au fil des succès, ce qui lui a permis de produire des petits joyaux du cinéma fantastique et d'épouvante au cours des années 40. La première production de Val Lewton fut La Féline, sortie en 1942 et réalisée par Jacques Tourneur. Ce film superbe, qui fut le plus gros succès du studio RKO cette année-là, lança sur de bons rails la carrière hollywoodienne du cinéaste d'origine française et marqua les débuts d'une fructueuse collaboration avec son ami producteur, Val Lewton, lequel l'invita à enchaîner l'année suivante, et avec une plus grande liberté, les tournages de Vaudou puis de L'Homme Léopard. Jacques Tourneur n'est pas le seul cinéaste de talent auquel Val Lewton sut donner un coup de pouce indispensable : il permit également à Robert Wise et Mark Robson de signer leurs premiers films.
Toujours très étroitement impliqué dans les scénarios des films qu'il produisait, mais rarement crédité au générique pour cela, Val Lewton sut engendrer une filmographie cohérente, avec des thèmes et des motifs récurrents, des histoires en apparence simples mais très évocatrices, souvent magnifiées par des cinéastes doués, désireux de faire leurs preuves, et où l'horreur, toujours suggérée, vient systématiquement titiller l'imagination du spectateur de la plus noble des façons. Les titres des films produits par Lewton, souvent dignes des plus vilaines séries b, se voulaient facilement accrocheurs mais ils pouvaient en réalité cacher de vrais chefs d’œuvre du genre. Les films de Val Lewton sont donc pour la plupart très éloignés de la superficialité de leurs titres : on peut souvent questionner leur réelle appartenance au genre fantastique, les interpréter de différentes façons et il ne faut surtout pas espérer y retrouver ce qui fait le bonheur des amateurs de séries b ou z déviantes. Les films d'horreur RKO des années 40 rendent ainsi toute sa beauté à un genre trop souvent réduit à une simplicité et une pauvreté affligeantes, le condamnant logiquement à un léger mépris auprès de quelques critiques et cinéphiles.
Parmi ces films impulsés par le précieux Val Lewton, Le Récupérateur de Cadavres (en vo, The Body Snatcher, à ne pourtant pas rapprocher du roman de Jack Finney qui a inspiré le chef d’œuvre de Don Siegel et le brillant remake de Philip Kaufman) est sans aucun doute l'un des plus aboutis. Parfois présenté à tort comme la confrontation explosive de deux icônes du cinéma d'horreur, Boris Karloff et Bela Lugosi (ce dernier n'ayant pourtant qu'un rôle très secondaire, la réelle star étant Karloff), le film de Robert Wise est l'adaptation d'une nouvelle éponyme de Robert Louis Stevenson aux thématiques très proches du célèbre Dr Jekyll et Mister Hyde, inspirée des célèbres meurtriers Burke et Hare. Robert Wise nous plonge dans l'atmosphère lugubre de la ville d'Edimbourg du début du XIXème siècle, un étrange décor où il semble ne jamais faire jour, traversé d'ombres menaçantes et de carrosses fuyants. Nous y suivons les malheurs d'un professeur en chirurgie, le Dr MacFarlane (Henry Daniell), tourmenté par l'inquiétant Gray (Boris Karloff), un rustre cocher. Un pacte secret lie les deux hommes : le Dr MacFarlane a régulièrement besoin de cadavres de personnes fraîchement décédées pour approfondir sa connaissance du corps humain et donner des cours d'anatomie à ses étudiants, l'impressionnant Gray lui en fournit donc illégalement, en déterrant d'abord les tombes des cimetières puis en ayant recours à des méthodes beaucoup plus radicales...
Pour nous raconter ce petit conte morbide au final glaçant dont l'ambiance m'a joliment évoqué celle des meilleures nouvelles fantastiques de Maupassant, Robert Wise choisit un noir et blanc très contrasté du plus bel effet qui donne un cachet remarquable à son film. Ce dispositif formel lui permet de souligner très simplement l’ambiguïté de deux protagonistes aux multiples zones d’ombre, qui nous apparaîtront finalement comme deux facettes d'une même entité, vouée à s'autodétruire. Débarrassé de son maquillage, Boris Karloff garde une présence magnétique à l'écran. Les scènes les plus réussies du film sont celles où l'inquiétant cocher, qu'il incarne avec talent, intimide son alter ego, le docteur tiraillé par son éthique scientifique et un passé que l'on devine très trouble. Dans l'une de ces scènes, la plus marquante, un beau monologue sur les limites du pouvoir scientifique est prononcé de la bouche même de celui qui prêta définitivement ses traits grossiers à la créature de Frankenstein, le film semble alors directement faire écho aux deux chefs d’œuvre de James Whale. C'est grâce à ce rôle offert par Val Lewton sur un plateau que Boris Karloff fut enfin libéré de celui qui lui collait à la peau, et sa carrière put enfin trouver un second souffle. Pour Robert Wise, c'était les débuts d'une longue carrière, faite de nombreux succès et couverte des plus prestigieuses récompenses. Le Récupérateur de cadavres fait partie des quelques pépites que renferme son inégale filmographie, où tous les genres ont été visités avec brio par ce cinéaste talentueux et touche-à-tout.
Le Récupérateur de cadavres de Robert Wise avec Boris Karloff, Henry Daniell, Russell Wade, Rita Corday et Bela Lugosi (1945)