Dernier documentaire en date du chilien Patricio Guzmán, La Cordillère des songes, comme son beau titre l'indique, s'ouvre par le spectacle de la Cordillère des Andes, en la filmant, magnifiquement, puis en écoutant des peintres, sculpteurs, écrivains ou chanteuses chiliennes et chiliens parler d'elle, aussi protectrice qu'isolante, aussi imparable qu'oubliée. Au fil de leurs mots et pensées, un autre sujet, lié, s'impose dans la bouche de tous ces gens préoccupés de leur pays : le coup d’État du 11 septembre 1973 et les années de dictature qui l'ont suivi, sous l'oeil impassible, ou attentif, de la montagne. D'autres rencontres s'inventent alors, et en particulier celle du cinéaste (ou vidéaste ?) chilien Pablo Salas, resté au pays depuis tout ce temps, contrairement à Patricio Guzmán, quant à lui venu vivre en France après le début de la dictature et jamais retourné vivre dans son pays depuis, qu'il n'a pourtant cessé de filmer à travers la vingtaine de films qu'il a réalisés et qui lui sont tous consacrés. On sent chez Guzmán, face à Pablo Salas, un regret, peut-être, de ne pas être resté et de ne pas avoir, comme l'homme qu'il filme, filmé lui aussi, sur place, durant toutes ces années, tout filmé.
C'est un véritable hommage que Guzmán rend à son ami, qui possède des centaines de cassettes sur lesquelles pratiquement toute l'histoire du pays depuis 50 ans est visible et, par là, indéniable, n'en déplaise aux nostalgiques qui voudraient modérer le souvenir de la dictature et parlent sans honte de vagues "erreurs". Partant visiter les locaux désormais abandonnés du parti et de Pinochet, Guzmán rappelle comment le dictateur et les siens (sans parler de ceux qui l'ont installé là) ont, au fond, gagné : comment le néolibéralisme est né et a perduré après la fin de la dictature et jusqu'à aujourd'hui, presque partout dans le monde. Comment les voies de chemin de fer mises en place par Pinochet pour acheminer le cuivre chilien vers la frontière et en déposséder le pays sont encore utilisées et parcourues par de mystérieux trains qui traversent le paysage depuis les mines dont la route n'est pas indiquée et qui restent interdites au public, creusées dans la Cordillère comme une blessure dans la chair du pays, un gouffre mémoriel. Du reste, voir les exactions de la junte face aux manifestants, filmées par Pablo Salas, aujourd'hui, en 2020, en France, donne un sentiment de déjà vu tout récent qui fait froid dans le dos.
Film de montage, comme y invite le discours même des intervenants où la perception intime de la Cordillère par chacun se télescope avec une mémoire heurtée, traumatique, des années de dictature et de violence qui ont défiguré le pays, le film de Patricio Guzmán procède d'un montage poétique tout en douceur, où une boîte d'allumettes se confond avec une maison d'enfance en ruines filmée en plongée, dans un voyage temporel et sensible d'une grande beauté. Et puis le film se boucle en revenant à la Cordillère avec une approche de plus en plus intime, portée par la voix lente et triste d'un cinéaste âgé et blessé, dont on a immédiatement hâte de découvrir les œuvres précédentes.
La Cordillère des songes de Patricio Guzmán avec Pablo Salas (2019)