Ces nomades vivaient sur l'eau, dans des barques, naviguant parmi les mille méandres de la côte sud du Chili, que Guzmán filme dans des plans aériens d'une douceur planante et nomme "l'archipel de pluie". Belle métaphore, dite par le cinéaste de cette voix lente, calme et grave, qui laisse déguster chaque syllabe de la langue espagnole et qui n'est pas pour rien dans la poésie de ses films. Le travail sur le son et la poétique vocale du film s'amplifient dans une séquence où un homme chante, psalmodie, dans de longs souffles, la voix de l'eau, et Guzmán ralentit ce chant au montage pour le faire entendre dans toute sa justesse. Sans parler des autres voix, celle d'un poète notamment, mais surtout celles d'une poignée de survivants que Patricio Guzmán filme et invite à creuser leur mémoire en quête de quelques mots de leur langue perdue. Leurs ancêtres, liés au cosmos par leurs croyances aux étoiles, furent décimés par les maladies importées par les conquérants, puis chassés comme des bêtes sauvage, massacrés pour le sport et, pour les rares survivants, parqués dans des camps, comme sur l'île Dawson, ces mêmes camps qui reprirent du service dans les années de plomb, sous la dictature de Pinochet, après qu'Allende avait tenté de renouer le lien avec ces peuples oubliés.
Et ce lien, le film s'attache à le tisser, entre peuples des eaux disparus, dont le génocide fut passé sous silence, et victimes de la dictature, torturées, éliminées, effacées par le régime entre 1973 et 1990. Dans une séquence de reconstitution glaçante, d'autant plus qu'elle rompt soudainement, par sa froideur et sa sécheresse, avec le régime esthétique jusqu'alors en vigueur dans le film, construit sur un montage fluide et de belles images, des historiens mettent en scène face à la caméra de Guzmán l'une des techniques d'effacement des dissidents : enveloppés dans des sacs et fixés à des morceaux de rail de chemin de fer puis largués en mer par hélicoptères. L'eau, et sa mémoire, toujours, puisque des plongeurs exhument ces tronçons de rails, aux contours redessinés par les organismes de la vie marine, mais nus en même temps, les corps qui leur étaient attachés ayant totalement disparu. Or c'est là que le lien tangible entre les peuples engloutis, avec leur représentant, le fameux Jemmy Button, dont une séquence raconte l'histoire, et les victimes de la dictature se matérialise brusquement, sous la forme de deux petits boutons, que le cinéaste a probablement tort de rapprocher un rien lourdement en split-screen, car on n'a pas oublié le premier bouton de nacre quand le second apparaît, loin s'en faut, mais c'est bien le seul véritable reproche que l'on fera à Patricio Guzmán.
Le Bouton de nacre de Patricio Guzmán (2015)