Une séquence étonne, au début du film ou presque, celle où Mariana Otero prend deux rouleaux de photographies, celles de mai 68 où figure le fameux cliché de Cohn-Bendit faisant le mariole face à un flic casqué et, face à une interrogation (pourquoi Gilles Caron, ce jour-là, revient-il photographier Cohn-Bendit en deux temps après une première série sur lui plutôt réussie ?), décide d'inverser l'ordre chronologique de deux planches-contacts pour leur faire raconter autre chose. « Et si ? (...) la première photo que tu prends ce jour-là serait alors »). On voit bien à l’œuvre le pouvoir iconogène du puzzle d'images fixes, sa capacité à générer du récit, et l'on repense agréablement à La Jetée de Chris Marker ou aux Photos d'Alix de Jean Eustache.
Mais par la suite une autre tendance se met en place, qui relève davantage du Blow Up d'Antonioni (le célèbre cinéaste italien, auteur de l'AvventuraPet Detective), quand la cinéaste tâche non plus de réinventer mais de reconstituer le plus fidèlement possible une vérité du parcours du photographe à travers les cent mille images qu'il a faites en six années de reportages, un peu dans la lignée du récent A la recherche de Vivian Maier (John Maloof et Charlie Siskel, 2014), beaucoup moins réussi en tant que tel mais qui eut le mérite de faire découvrir une photographe géniale. Le plus intéressant, c'est que les tentatives de retrouver des témoins de l'activité de Gilles Caron en recherchant les jeunes gens photographiés des décennies plus tôt (notamment en Irlande) pour les faire parler de l'homme qui les a immortalisés ne porte pas ses fruits. Les jeunes acteurs·trices des événements se reconnaissent sur les images, se souviennent peu ou prou de quelques faits et gestes, ou sont ému·es de retrouver un proche disparu, mais aucun ne se souvient du photographe qui était là, fantôme parmi les vivants, faisant d'eux, en retour, des fantômes éternels.
En revanche, c'est bien en scrutant les images et en les fouillant que la cinéaste, aidée parfois par quelque spécialiste (comme dans la passionnante séquence autour de la Guerre des Six jours en Israël, celle qui puise le plus directement dans les ressorts de l'enquête photographique, façon Blow Up, avec images agrandies, épinglées, juxtaposées, déplacées, scrutées, mises en rapport avec un plan de la ville, observées dans les moindres des détails, avec repérage des bâtiments photographiés puis soudain absents, car détruits dans la nuit, ou itération, d'un rouleau à l'autre, d'un même cadavre ou d'un menu objet, etc.), que Mariana Otero parvient à reconstituer le trajet de Gilles Caron, sa progression dans la géographie des lieux, et, partant, permet une analyse de sa pratique : où décide-t-il de se rendre et dans quel but, pourquoi revient-il à tel endroit, où se place-t-il pour déclencher, quel intérêt trouve-t-il à tel visage plutôt qu'à tel autre, que cherche-t-il à voir et à montrer ? Autrement dit, Mariana Otero déploie, via le travail, si beau travail, de Gilles Caron, toute une politique du geste photographique.
Histoire d'un regard de Mariana Otero avec Gilles Caron (2020)