Le film, donc, superpose les époques et les voix. A nos yeux, Elisabeth semble, par moments, incarner cette femme du passé qu'elle fait revivre, en partie parce qu'elle lit, régulièrement, à l'écran ou en voix off, les textes de Flora Tristan, qui parle à travers sa voix (ceux, par exemple, très forts, où la militante déplore de devoir non seulement convaincre les ouvriers de lutter pour leur condition, mais, au sein du monde ouvrier, d'avoir à combattre pour se faire entendre en tant que femme). Comme elle marche où son aïeule a marché, s'assoit dans des bars où elle a pu s'assoir, visite des fabriques et usines d'un autre âge encore en activité où certainement l'écrivaine révolutionnaire a dû dialoguer avec les ouvriers de l'époque, le corps d'Elisabeth endosse en quelque sorte celui, absent, de celle dont elle tente d'épouser la trajectoire.
Ce sont aussi ces scènes où Elisabeth enregistre sur un dictaphone des conversations lointaines surprises au bas d'un immeuble ou au détour d'une place, puis écoute ces bandes, comme le murmure de la ville peu fréquentée en cette période de vacances, qui pourrait correspondre au murmure éternel de Lyon, tel qu'on aurait pu le surprendre en 1844. Participent de ce ronron urbain certaines scènes (la sempiternelle partie de belote au restaurant, qui revient à intervalles réguliers, comme une série de tableaux impressionnistes, ou l'étrange dialogue de ces trois types qui font la liste des plats qu'ils adorent manger), certains visages (la sympathique tenancière, avec ses dents du bonheur, sa voix éraillées de clopeuse, son pot de cornichons offert en réconfort et son récit du massacre des juifs dans la cour de l'immeuble quand elle était enfant ; visage éternel, au point que l'un des plans sur elle assise derrière son comptoir revient trois fois, comme une boucle temporelle), certains personnages, qui sait (l'amant embrassé dans un appartement vide après son drôle de discours sur la question du rythme). Mais Le Voyage à Lyon superpose aussi les lieux, quand Elisabeth utilise le même dictaphone pour écouter un autre murmure, celui de son mari et de sa fille, laissés en Allemagne, qu'elle a manifestement quittés sans beaucoup plus d'explications pour se consacrer à ses recherches sur une figure majeure de l'histoire du féminisme.
De sorte qu'au bout de cette collision spatiale, de ces surimpressions temporelles, vocales, corporelles, l'historienne, dont la démarche ne convainc guère le ponte universitaire auquel son mari l'a recommandée par lettre, et la femme historique, dont elle ne parvient guère à retrouver les traces, qui ne se trouvent pas, sont d'une certaine manière tout de même réunies, mais bien au-delà des recherches scientifiques ou des archives palpables qui, pour Elisabeth, n'ont "pas suffi" : dans l'expérience des lieux d'une ville où l'on peut "transformer l'émotion en action", au-delà de la simple compréhension, et plus profondément dans une étrange pesanteur. Celle de la ville, presque déserte, peuplée seulement de quelques chiens et chats et d'une poignée de gens et d'enfants désœuvrés, chauffée par un soleil d'été un peu terne et plombant, ville si vieille, montrée dans toute la lourdeur de sa pierre, dans l'immobilité sale et poisseuse d'un passé qui s'accroche encore à elle en cette fin des années 70, sans aucune complaisance dans la mise en scène, très documentaire, de Claudia Von Alemann.
Le film en dit plus sur Lyon à cette époque que sur le combat de Flora Tristan ou sur l'histoire militante des Canuts, avec ses nombreux plans fixes sur des lieux de la ville mais aucune "vue" globale ou touristique de Lyon, ni aucun intérêt profond pour ses monuments, statues et compagnie, au profit de lieux populaires, comme les traboules des pentes de la Croix-Rousse, les bords du Rhône, un cimetière ou la place des Terreaux, et des lieux anonymes, souvent vides, comme si la ville était filmée sans habits d'apparat, nue, intime, fragile, tels les visages des lyonnais croisés au fil des rencontres d'Elisabeth, avec toute l'impudeur qu'il peut y avoir à regarder un visage, et donc une ville filmée ainsi. Il faut rendre grâce aussi à la douce photographie de Hille Sagel (même si l'on ne peut que deviner le grain 16mm, à défaut de voir le film en salle, projeté avec le matériel ad-hoc), qui compose des couleurs pastel très belles et donne une harmonie lumineuse à l'ensemble du film, malgré les trouées plus sombres et parfois presque malaisantes sur les coins de rue usés, les passages souterrains crasseux ou ces intérieurs vieux qu'on imagine chargés d'odeurs de café froid, et y compris quand le travail sur le son ne cède rien au réalisme, comme dans l'usine de textile, où l'on n'entend rien au dialogue entre Elisabeth et l'ouvrier qu'elle interroge tant la machine derrière eux est bruyante, ou, de façon plus triviale, quand la jeune femme croque dans un gigantesque sandwich, assise sur un banc en bois de la gare.
La pesanteur, aussi, de cette femme, Elisabeth, qui paraît d'abord toute légère, à la sortie du train, dans sa petit robe, par contraste avec sa lourde valise, et quand elle monte sur les fauteuils de la gare pour voir l'autre côté du hall, puis qui se confronte vite au temps, à la durée, à l'ennui, reste de longues minutes dans ce hall vide, commence à lire puis s'allonge, fatiguée par le voyage, plus tard attend longtemps l'impression du photomaton, sous le regard pesant d'un type qui la colle sans raison et sans rien dire (il y a certainement quelque chose du cinéma de Chantal Akerman dans ces durées). Après cela, la jeune femme est à plusieurs reprises frappée par une torpeur terrible, un épuisement périodique, comme lors de son arrivée à l'hôtel, quand elle se déchausse et marche pieds nus, à pas comptés, pour installer sa machine à écrire, sur laquelle on la retrouvera complètement avachie plus tard dans le film (le poids sur ses épaules quand elle doit écrire pour ses recherches, et comme on la comprend... ou quand elle lit la lettre de son fiancé, la tête appuyée, dans une drôle de posture, contre un meuble) puis ne trouve pas le sommeil, ou quand elle marche lentement, si lentement, lors de sa première entrée dans le café-restaurant où elle aura bientôt ses habitudes : on ne sait pas, au début, si elle marche lentement pour permettre au pano de la caméra de la suivre ou si c'est, plus vraisemblablement, l'inverse.
Que l'on se rassure, elle a aussi des déambulations beaucoup plus dynamiques dans les rues de Lyon, devant les boîtes aux lettres, dans les nombreux escaliers ou dans les catacombes, et alterne les larmes et les rires lors de ses entretiens avec des inconnues (elle est aussi très attentive, comme avec cette femme, au café, qui chaque jour découpe les titres et articles des journaux pour les recomposer en une seule page donnant à voir tout ce qui s'est produit en une journée, du plus important, soi-disant, au plus anodin, de façon globale, dans un montage plus équilibré, plus vrai et plus juste - démarche très godardienne). Mais tout de même, il y a de la solitude, de l'échec (qui n'est jamais total), dans tout ça. Et quand Elisabeth, après un coup de fil raté à son mari, se réveille en pleine nuit pour vomir, prend une douche toute habillée, en sort trempée puis déclame à toute vitesse la chanson My body is over the ocean, my body is over the sea, my body is over the ocean, bring back my body to me, on atteint à une forme de dépression qui correspond peut-être aussi bien à l'état d'esprit de Flora Tristan tel que le révèlent les paroles sauvées de son journal qu'à cette parenthèse, ce voyage sur les pas d'une morte entrepris par Elisabeth. Je disais plus haut, à propos de la lenteur de la marche dans le café et du pano qui la suit, "on ne sait pas". En fait si. Et même si, en effet, on ne sait pas, du moins je ne sais pas, je veux dire intimement, l'expérience sensible de Flora Tristan dans cette ville peu avant sa mort, ni ce que ce fut de se battre au sein de ses propres troupes pour se faire entendre en tant que femme, ni la vérité de la relation amoureuse compliquée d'Elisabeth, ni les raisons profondes qui l'ont poussée à abandonner les siens (ou celles qui ont poussé des femmes, écrivaines, comme Virginia Woolf, Sylvia Plath, Karin Boye, cinéastes, comme Chantal Akerman, à se suicider), et à entreprendre cette quête dans les rues d'une ville, à défaut peut-être de savoir, profondément, on sent et ressent bien des choses en regardant les gestes, la marche, les regards de Rebecca Pauly, et devant le film de Claudia Von Alemann.
Le Voyage à Lyonde Claudia Von Alemann avec Rebecca Pauly (1981)