On l'a dit, on l'a redit, et on le répète, Jeff Nichols fait partie des jeunes cinéastes contemporains les plus doués et les plus intelligents. Mud, son troisième film, est un peu moins strictement indépendant que les deux précédents - avec tout ce que cela implique : davantage de personnages, de noms connus à l'affiche, d'action, de modèles narratifs canoniques et de musique, toutes proportions gardées -, et prend de vrais risques en multipliant les sujets (l'amour sous toutes ses facettes, amour filial, amical ou conjugal à tous âges) et les approches (conte pour enfant, drame adolescent, film d'aventure, récit d'apprentissage, drame familial, drame social, film de gangster), mais Nichols brave les difficultés, ressort grandi de tout ce qu'il tente, évite tous les écueils et réussit à nouveau un petit miracle.
L'intelligence du cinéaste est telle qu'il se tire de tous les guêpiers dans lesquels il s'est lui-même fourré (rappelons qu'il est aussi scénariste de ses films). Et si l'on ne peut s'empêcher de donner une fois de plus dans la critique positive par la négative, vantant les mérites d'un artiste pour tout ce qu'il ne fait pas et que tant d'autres à sa place auraient malheureusement fait, chose qui ne viendrait pas à l'esprit pour d'autres cinéastes de l'acabit de Nichols (ne citons que Kelly Reichardt), c'est que Jeff Nichols, au lieu de se tenir à l'écart des sentiers battus, se les impose et les affronte, quitte à composer avec des situations narratives éculées qui suscitent des attentes inquiètes chez les spectateurs mal-habitués que nous sommes. Il faut dire à quel point on se désespère, devant un film d'une telle subtilité, d'être à ce point conditionné par la vision répétée de films qui n'en ont aucune. Qui ne s'attend pas, quand Galen (le toujours excellent Michael Shannon) aperçoit son neveu en train de causer avec Mud (le très beau McConaughey), à ce que l'oncle du petit Neckbone (Jacob Lofland) dénonce le meurtrier en cavale, ou empêche son protégé de l'aider ? Qui n'est pas persuadé qu'Ellis (le jeune Tye Sheridan est déjà impressionnant) va se faire attraper par les chasseurs de prime quand il retourne voir Juniper (Reese Witherspoon) au motel ? Qui ne craint pas, dans la fusillade finale, que le père d'Ellis tire sur Mud en le prenant pour l'agresseur de son fils ? Ou que les salopards de l'histoire ne s'en prennent au petit Neckbone qu'ils viennent de capturer, pour parvenir à leurs fins ?
Et pourtant rien de tout cela n'arrive. Et quel soulagement. Mais le plus fort dans tout ça, c'est que Nichols, qui a le don pour prendre des tournants surprenants face à la plupart des pièges qu'il s'est créés, se laisse néanmoins aller à certaines facilités, glisse parfois vers l'attendu et le redouté, comme lorqu'Ellis tombe dans le ruisseau ou quand le vieux Tom Blankenship (gigantesque Sam Shepard), ancien tireur d'élite, comme le scénario nous l'a plusieurs fois répété, reprend finalement du service et fait parler la poudre au moment opportun. Dans ce dernier cas, on est typiquement face à un "truc" de scénario qu'on attend d'un film d'action bateau, d'ailleurs c'est plus ou moins ce qu'on nous sert à la fin du récent Jack Reacher, et si tant est qu'on l'accepte dans un film avec Tom Cruise, c'est tout ce qu'on ne veut pas voir chez Nichols. Pourtant, allez savoir comment, le cinéaste a un talent tel que rien ne paraît idiot ou facile chez lui, et qu'on marche à fond dans son histoire, y compris quand il emprunte quelques raccourcis et marche sur des cordes bien usées. C'est que la beauté des personnages écrits par Jeff Nichols, caractères sensibles, intelligents et touchants, tous aimables, au sens littéral, ajoutée au talent immense du cinéaste pour choisir et diriger ses acteurs, à la finesse qui se dégage du script ainsi que de la mise en scène, emporte le morceau et nous a conquis de longue date quand ces éventuels poncifs surviennent.
Se confronter à des stéréotypes narratifs et les sublimer - le jeune Ellis est à l'image de son auteur, lui qui projette un idéal romantique cliché et tente de le reproduire en mieux - n'est qu'une preuve parmi d'autres du courage du jeune cinéaste américain. Écrire un film d'une telle richesse thématique, entremêler autant de personnages, de genres et d'émotions, convoquer qui plus est tout un réseau de références littéraires, cinématographiques ou mythologiques, n'était pas une mince affaire. C'est par conséquent sur le récit, les personnages et l'émotion que Nichols se concentre en grand "storyteller", quitte à retourner vers une mise en scène discrète, digne de son premier film Shotgun Stories, moins audacieuse ou frappante que celle déployée dans le sublime Take Shelter. Le cinéaste travaille clairement ici sur l'histoire, une histoire qui rappelle les romans d'aventure de l'enfance. On pense, dès le début du film, aux oeuvres de Mark Twain (quand Ellis et Neckbone traversent le fleuve Mississippi), voire à L’île aux pirates de Stevenson (via l'apparition de Mud, avec son empreinte marquée d'une croix), mais aussi au cinéma de Robert Mulligan (To Kill a Mockingbird) ou à Stand by Me, films centrés sur des petits sudistes, rendus matures par les difficultés économiques et sociales de leur coin et déjà marqués par les aléas sentimentaux de leurs parents ou par leur absence, qui se mettent en quête d'une histoire à vivre, quitte à grandir d'un coup et à recevoir quelques coups. Nichols évoque aussi de grands récits métaphysiques (peut-être Fitzcarraldo, avec ce bateau perché dans un arbre) et propose une plongée franche au cœur du romanesque, celui des contes fantastiques (après tout l'histoire est engendrée par un gamin, et même les noms évoquent les romans de piraterie ou la mythologie : Mud, Neckbone, Juniper...) avec leur lot de magie et de cruauté.
Mud apparaît donc autant comme un film d'aventure que comme une réelle aventure cinématographique pour son auteur qui, contrairement à ce que pourrait laisser croire la tournure (relativement) plus commerciale de son nouveau film, prend des risques et gagne encore en ampleur avec ce récit très riche, très étoffé, ancré dans une foule de genres et de courants romanesques réinvestis avec talent. On a hâte que le cinéaste renoue avec les tentatives formelles plus franches et très réussies de son deuxième film, mais on se réjouit de le voir nous embarquer avec brio dans un grand récit sur l'amour, ses conditions et sa force de conviction. D'autant que le cinéaste, principalement occupé à raconter, n'en oublie pas de filmer et le fait magnifiquement, qu'il s'agisse de mettre en avant ses superbes acteurs ou la nature sauvage, mystique, de l'île secrète et réservée. Ces plans de paysage qui ponctuent les trajets de Mud et des deux garçons sur la petite jungle flottante, sont tout sauf des plans de coupe ou des contemplations extatiques et esthétisantes, ils participent de l'envoûtement fantastique du récit et sont autant de lieux parcourus ou à parcourir par une enfance en voie de métamorphose, sur le point d'apprendre le mensonge et la trahison et d'essayer de se maintenir hors de leur portée. Car même si l'espoir demeure un horizon, rien n'est simple dans le monde dépeint par Jeff Nichols, qui mêle les histoires et les registres, parvient aussi à jongler entre humour et émotion, et réussit son nouveau défi avec l'intelligence qu'on lui connaît, intelligence qui désormais n'est plus à prouver.
Mud de Jeff Nichols avec Tye Sheridan, Matthew McConaughey, Reese Witherspoon, Sam Shepard, Sarah Paulson, Ray McKinnon et Michael Shannon (2013)