Wong Kar-Wai est typiquement le genre de cinéaste dont les films semblent plus enclins à laisser des images en guise d'empreintes durables dans l'esprit de leurs spectateurs plutôt que des histoires, des personnages ou des dialogues marquants. Le problème de The Grandmaster,c'est que ce constat - que l'on fait d'habitude a posteriori, lorsque l'on cherche les traces que les films ont laissées en nous ou quand ils nous reviennent en mémoire d'eux-mêmes - on peut le faire alors même que le film se déroule sous nos yeux pour la première fois. La raison à ce phénomène n'est malheureusement pas la puissance écrasante des images du nouveau film du cinéaste, qui nous laisseraient sidérés et bloqueraient jusqu'à la compréhension du récit, mais bien la faiblesse de ce dernier.
Le scénario de The Grandmaster est parfois confus mais surtout brouillon dans son organisation même et dans sa visée globale. C'est la difficulté du biopic, ou de la fresque historique : l'histoire est déjà écrite et ne s'écrit pas toujours de façon aussi limpide ou efficace qu'on pourrait l'espérer. La tâche du conteur est alors de travailler sur ce matériau pré-existant et de le façonner de telle sorte qu'il devienne non seulement suffisamment clair mais qu'il prenne un semblant de direction définie, et surtout semble vouloir dire quelque chose. Or Wong Kar-Wai, qui veut coller la grande histoire de la Chine sur la petite histoire du Kung-Fu, et qui s'attarde parfois sur des personnages secondaires sans doute primordiaux dans cette histoire mais malheureusement préjudiciables à l'économie narrative du film et à son équilibre, n'a pas toujours l'air de savoir ce qu'il veut faire de ce récit, ni ce qu'il a finalement à nous dire.
On ne sait jamais très bien ce que le cinéaste est en train de nous raconter, au point d'ailleurs que cette incertitude permanente nous empêche de fabriquer, consciemment ou inconsciemment, un horizon d'attente. Nous voilà donc abandonnés à la pure contemplation d'images quasiment dépourvues de tout socle narratif solide, et un spectateur qui ne sait pas où il va peut facilement trouver le temps long (puisqu'il n'attend rien et ne saurait même s'exercer à prévoir la portée finale du récit). Il faut donc à tout prix être absolument fasciné par les images pour les admirer pendant deux heures sans savoir leur idée profonde ni le propos qui les relie. Or les images de The Grandmaster sont souvent belles, et c'est ce qui sauve assez largement le film de Wong Kar-Wai. La scène d'introduction, où Ip Man (Tony Leung) se bat sous la pluie, à condition que l'on accepte les codes du genre et l'esthétique excessive du cinéaste, séduit. Mais les suivantes du même acabit en répètent les effets et perdent en puissance. D'autant que certains des effets de style déployés dans In the Mood for Love et 2046 sont ici poussés à l'extrême et utilisés sans interruption : ralentis, mouvements de caméra, chatoiement de l'image, effets de flou, monochromes noirs et or, etc. Si bien que le projet de Wong Kar-Wai, que l'on peut soupçonner d'avoir sciemment installé un flou autour de son script pour bercer le spectateur dans le vague et le laisser seul face à la plastique de l'image, montre vite ses limites.
In the Mood for Love gagnait à ne faire intervenir cette forme sur-stylisée que par intermittences, comme un leitmotiv mélancolique. Les plans-séquences en mouvement et au ralenti scandaient des séquences au style opposé, faites de plans fixes et réalistes sur des scènes très prosaïques. 2046, film volontairement et très judicieusement complexe voire bordélique, variait les styles et les tons dans un amalgame joyeux et savant de réalisme romantique et de science-fiction futuriste. Dans The Grandmaster il n'y a pas de contrepoint à une esthétique unique et jusqu'au-boutiste. Sauf à considérer les variations de rythme entre les scènes de combat et les autres, car il est vrai que l'on avait un peu oublié l'aptitude de Wong Kar-Wai à la vitesse et au montage effréné. Mais les scènes de combat, quand elles ne sont pas magnifiées par l'ambiance particulière des scènes de pluie, tombent dans une démonstration de force à la Matrix (même si c'est vache pour Wong Kar-Wai). Ces scènes fonctionnent mais finissent par lasser, et si des effets de ralenti avec jeux de lumières et mouvements des formes sont bienvenus quand ils magnifient la figure d'une femme en robe descendant un escalier, ils ne font que rajouter de la forme à la forme déjà emphatique des gestes du Kung-Fu.
Rien d'étonnant donc à ce que les deux plus belles scènes du film soient celles où Wong Kar-Wai fait ce qu'il a toujours fait de mieux : filmer la beauté expressive des visages dans un bar, la présence des corps amoureux mais interdits dans une rue (c'est la scène où Gong Er, le personnage interprété par la sublime Zhang Ziyi, se livre au maître Ip Man), ou restituer aux mouvements des corps leur grâce et les déployer dans le temps (dans la séquence où la petite Gong Er apprend les arts martiaux dans le jardin de son père, séquence calme où la mise en scène du cinéaste sublime une scène non sur-chargée et donne enfin à voir le Kung-fu comme de la danse). The Grandmaster, pour résumer, devient beau quand Wong Kar-Wai suit les préceptes des grands maîtres de son film et se détourne de toute quête de gloire et de toute volonté d'épate au bénéfice de l'art.
The Grandmaster de Wong Kar-Wai avec Tony Leung, Zhang Ziyi, Jin Zhang et Chang Chen (2013)