The Epic of Everest, titre épique s'il en est, et film ô combien émouvant. D'abord en tant que pur document. L'émotion est vive à la vue de ce documentaire muet de 1924, sans doute l'un des tout premiers films de montagne de l'histoire du cinéma. Peut-être le premier ? Je n'ai pas vérifié. Il faudrait le faire et, l'ayant fait, mettre une paire de moufles avant de s'avancer sur ce terrain, comme toujours quand il s'agit d'affirmer que tel film est pionnier en tel ou tel domaine, le premier au monde à s'être distingué par l'emploi de tel matériel ou par l'invention de tel procédé. Il y aura toujours quelqu'un pour pointer, à juste titre, une pépite oubliée de toutes les histoires du cinéma qui, réalisé quelques mois plus tôt, quelques jours peut-être, détrône notre chouchou, vole la primauté à notre cher petit bijou aussitôt relégué au rang de vulgaire petit navet. Je vous renvoie donc à la lecture de ces quelques ouvrages universitaires qui font autorité en matière de cinéma de montagne : Montagne et cinéma : escalade de la peur et peur de l'escalade de Less Béton (éditions Plon, 1983), Cinéma et montagne : amour du vertige et (oh oh) vertige de l'amour, de Josée Mourin'ho (éditions Hotspur, 2019), avec une exquise préface posthume d'Alain Bachot, La montagne au cinéma ou le cinéma à la montagne d'André S. Letharba (éditions Presses Universitaires de Tarbes, 1958), Cinéma et montag(n)e 1ère partie : la montagne, et surtout Cinéma et montag(n)e 2ème partie : le montage de François Forestier (éditions Je-m'auto-édite.net, 1997 pour le premier volume ; éditions Premier Jet, collection "Zéro Relecture", 1998, pour le second), le très ambivalent L'Everest aussi a commencé petit de Maurice Youssef Barthelemew (éditions Pue-Le-Pipi, 2002), mais aussi La Montagne à l'écran : hauteurs du cinéma, cinéma d'hauteurs (sic) de Sic'kfried Crackauer (éditions KleanShit, 1931), et surtout l'incontournable Le cinéma de montagne, une montagne de cinéma ou l'encyclopédie en huit tomes des films de montagne et des montagnes de films de George Sadoul (éditions de l'Âne Mort, 1942).
Mais revenons au film, qui constitue donc un sacré document, notamment dans toute la première partie consacrée à la longue expédition à travers l'Himalaya vers le pied de l'Everest, qui monopolisa 500 hommes et bêtes parcourant en file indienne des dizaines de kilomètres par jour. L'équipe filme les Tibétains des sommets, autochtones et sherpas, parmi lesquels comptent des femmes, ainsi que le monastère de Rongbuk, avec une claire ambition ethnologique et nous laisse une trace inestimable, même si les intertitres, sans doute nourris par les clichés des récits d'aventure, versent parfois dans le douteux (les Tibétains, peuple pauvre et crasseux au pied d'une montagne pure et immaculée, ne se laveraient strictement jamais, du jour de leur naissance jusqu'à leur mort, vivraient dans des taudis infects, etc.).
Petits écarts regrettables qui n'entachent pas la totalité desdits intertitres, par ailleurs d'une grande qualité et joliment écrits, quand ils se concentrent sur le récit de l'ascension et contribuent à la tension des dernières séquences du film, où il est question du retour inespéré ou de la disparition des alpinistes George Mallory et Andrew Irvine. Les deux grimpeurs, infimes silhouettes sur le gigantesque monstre de roche et de glace, ont été perdus de vue par leurs camarades d’expédition sur le versant nord-est de l’Everest, à 193 mètres de la cime. Nous voyons les autres membres de l'expédition, restés un peu plus bas car incapables de suivre Irvine et Mallory, faire des signaux à la caméra, encore un peu plus bas, qui n'a pas pu monter avec eux (et l'on se demande déjà comment les quatorze caméras de l'époque et de l'équipe – rude à prononcer ce petit passage – ont pu gravir de telles hauteurs tant cela paraît relever du prodige), puis signifier à l'équipe de tournage et au gros du contingent la probable mort des deux têtes brûlées en disposant des sacs en croix sur la neige dans une image terrible.
Des images, terribles ou sublimes, le documentaire de l'explorateur britannique John Noel en regorge. Capitaine John Noel, faut-il dire, qui, après une première approche clandestine de la montagne sacrée, au début du siècle, déguisé en tibétain mais bientôt refoulé par la police locale, s'était déjà lancé à l'assaut des 8 848 mètres de l'Everest inviolé en 1922, première expédition officielle dont il tira un film court, Climbing Mount Everest (où je viens moi-même de flinguer ma propre théorie pourtant savamment échafaudée dans le premier paragraphe). Moyennant un joli tas de pognon, John Noel utilise toutes les innovations permises par son époque : caméras Newman-Sinclair capables de résister aux grands froids, avec moteurs électriques permettant de filmer au ralenti ou en accéléré et de réaliser des time-lapse, téléobjectifs augmentés qui lui permettent l'impossible : filmer à plus de 3000 mètres. Et Noel ne se prive pas pour s'en vanter dans quelques intertitres. Mais au-delà de ces prouesses techniques, et même si elles y contribuent évidemment, la beauté du film tient à la majesté du mont Everest (que l'on n'a plus envie d'appeler ainsi après ce film, mais Chomolungma, comme l'appellent les Tibétains, "déesse mère des vents"), auquel John Noel donne la vedette ; les deux alpinistes-stars disparus au sommet, ou juste avant, (vaste polémique à l'époque), refusant d'être héroïsés. Ce mont Chomolungma, filmé dans des plans larges aux teintes monochromes dont le vague flou et le grain augmentent la dimension mythique, nourrie du reste par le silence du film muet et le noir et blanc qui siéent parfaitement à la solennité glaciale du sujet.
Les longs plans fixes de la deuxième partie du film, les intertitres se raréfiant, ont aussi leur part dans la grande réussite cinématographique du projet, où tout le temps nous est donné d'admirer les mouvements des ombres et des lumières sur la surface moirée du glacier ou de mesurer le temps et la difficulté de la progression des hommes et des animaux dans ces contrées. Et quand un lent panoramique s'opère soudain pour suivre le mouvement ascensionnel des grimpeurs, l'iris du cadre nous donnant l'impression d'observer la progression hasardeuse à travers un télescope tandis qu'un improbable contrechamp nous montre les sherpas scrutant le dernier camp de base sis à 8230 mètres d'altitude à l'aide d'une lunette, nous y sommes, nous sommes là-hauts, avec eux ! L’Épopée de l'Everest nous happe complètement, hypnotique, fascinant, par le rythme envoûtant de ses plans et par son étrange capacité à livrer de Chomolungma des images qui ont tout à la fois la puissance du réel – ce film est, à n'en pas douter, une date dans l'histoire du cinéma documentaire – et, en tant que la montagne s'érige depuis un autre âge, nimbée de brume et de sang, encore indomptée, inatteignable, supérieure et interdite, en un mot divine, la puissance de l'imaginaire.
L’Épopée de l'Everest de John Noel avec George Mallory et Andrew Irvine (1924)