Micro ouvert à notre pigiste de toujours Geoffroy G. qui nous parle aujourd'hui de Wes Anderson, de The French Dispatch, de journalisme de plumes et de Pier Paolo Pasolini :
Il y a au moins deux manières d’appréhender les films de Wes Anderson. Du moins si l’on reconnaît à cet auteur des qualités et si sa tendance – impossible à nier – à une certaine fatuité (casting exubérant, références intellectuelles abondantes et tics francophiles) n’empêche pas de trouver chez lui un intérêt disons littéraire et pas seulement esthétique. Son nouveau film ne déroge en rien au style qu’il arpente depuis ses débuts et qui, même, tend encore à s’auto-parfaire sinon à s’auto-parodier. Il s’agit d’une mise en scène du dernier numéro d’une revue imaginée : le « French Dispatch », c’est-à-dire le « supplément France » d’un journal lui aussi imaginé du Kansas, le tout à l’occasion de la mort de son rédacteur en chef et créateur (Bill Murray). Sont donc présentées six saynètes, quatre si l’on excepte la présentation du journal et la rédaction de l’obituaire du patron. Un court article (Owen Wilson) dresse le portrait de la ville d’Ennui-sur-Blazé (France) où le journal est sis (une sorte de Paris vu par) puis vient le gros du menu avec l’histoire (Tilda Swinton) d’un artiste psychopathe (Benicio Del Toro) amoureux de sa matonne (Léa Seydoux) et repéré par le monde de l’art moderne (Adrien brody), puis le récit (Frances McDormand) du destin romantique d’un jeune manifestant (Timothée Chalamet) dans une parodie de Mai 68, et enfin l’aventure incroyable (Jeffrey Wright) d’un repas chez le commissaire (Mathieu Amalric) interrompu par des kidnappeurs (Edward Norton).
Le film est très dense en détails visuels, en référence à déceler ou apprécier et en lignes de texte, mais il est aussi très drôle, de manière aussi subtile que potache. Les plans très picturaux d’Anderson sont comme souvent chez lui fort riches et rappellent toujours davantage le travail du bédéiste Chris Ware, avec plans de coupe et perspectives gratuites à la clé. Les acteurs bankable sont nombreux (à quelques additions près, il s’agirait presque d’une troupe) et se répartissent les premiers et seconds rôles mais leur présence est rarement fortuite et à part quelques robots (Amalric joue le commissaire comme il jouait le valet dans Grand Budapest Hotel), certains proposent même des timbres, mimiques et autres dictions fraîches : je pense surtout à Del Toro et Wright mais McDormand n’est pas en reste (sur un registre beaucoup plus classique pour elle). En outre, le film peut se regarder comme une valorisation du journalisme de plume, ce qui n’est pas sans portée idéologique dans le contexte d’une crise étasunienne (sinon mondiale) de la vérité. D’autant que ce sont bel et bien des plumes (comme celles auxquelles Anderson dédie le film, au premier chef desquelles James Baldwin dont Jeffrey Wright joue un avatar) dont il s’agit, ce qui nous permet au passage d’éviter la piédestalisation du seul journalisme d’investigation (on pense au récent – et plutôt très bon – The Post de l’oncle Spielberg). Le film est donc assez satisfaisant pour qui sait, en Anderson, boire sa tasse (de thé). Mais je parlais de deux manières d’aller un peu au-delà de la satisfaction consumériste du produit connu et apprécié. Venons-y.
Premièrement, on pourrait reprocher peut-être à ce cinéma tout en jeunes personnages (du héros de Rushmoreà Timothée Chalamet en passant par les fugueurs de Moonrise Kingdom, Zero Mustafa ou encore le jeune garçon de L’Île aux chiens), en décorticage de maisons de Playmobil ouvertes sur un côté et en intrigues dignes de livres pour enfants de se lover facilement dans une zone de confort nimbée du syndrome de Peter Pan. Il est vrai que si Anderson ne rechigne ni devant le sordide ni devant la violence ou la misère, c’est avec tendresse (on y reviendra) et humour qu’il dépeint tueurs, taulards, psychopathes,misérables et autres putes. La mort intervient, elle aussi, mais rarement à contre-courant d’intrigues vouées à une résolution sinon heureuse au moins consensuelle pour ses personnages. Ainsi des morts dans The French Dispatch, toutes hors caméra, celle de Chalamet qui en fait un héros, celle de nombreux « méchants », celle enfin du rédac’ chef, opportune puisqu’elle est le prétexte. Il est tout aussi vrai que cette manière de s’extraire de la réalité pour bâtir des aventures plus ou moins enfantines et sans danger est ce qui, pour certains d’entre nous, contribue à faire du cinéma d’Anderson une satisfaction renouvelable, un confort assuré. En faire un procès en niaiserie serait par ailleurs un abus de critique tant ce parti pris de mise en scène peut être relevé (comme on relève une sauce) lorsque Anderson ose réintroduire un principe de réalité dans sa sauce. Ainsi par exemple de la mort accidentelle du personnage joué par Owen Wilson dans Life Aquatic, mort « bête » hors caméra qui semble décevante et qui teinte tout le film, rétrospectivement, de ce retour à la réalité, inattendu, et que le final onirique ne parvient pas à effacer. De même, encore plus notablement, de la mort des deux amis les plus chers de Zero Mustafa dans The Grand Budapest Hotel. Surtout, la mort de Monsieur Gustave – hors caméra et symbolique, assurément – renvoie le film (et l’éthique très fin de siècle dudit Gustave) à la griffure inopinée (ou inévitable) de l’Histoire. Avec ce nouveau film, sans doute le truc est-il trop appuyé pour nous toucher aussi sèchement puisque le rédacteur en chef nous informe lui-même que la scène (celle durant laquelle Wright et Nescaffier échangent sur leurs conditions respectives d’étrangers) est la clé de tout « l’article ». Même explicitée a posteriori, une telle scène reste un bol d’air savoureux dans un film qui sinon eût sans doute trop goûté le sucre glace dont il est maculé.
Une autre manière de regarder le même aspect du travail de Wes Anderson est de se l’imaginer dans la poursuite (à sa façon) d’un geste de Pier Paolo Pasolini. Rappelons que ce dernier, surtout dans sa « trilogie de la vie » (Decameron, Mille et une nuits, Contes de Canterbury) avait cherché à produire ou reproduire un monde aux antipodes du sien. En situant ses récits dans des contextes pré-industriels et pré-capitalistes, il essayait de présenter un mode de vie, des comportements qui ne soient pas empreints du consumérisme et du conformisme qu’il critiquait. On est loin, évidemment, de l’esthétique pasolinienne avec le cinéma de Wes Anderson, mais d’une certaine manière, si ce cinéma a quelque chose de confortable et d’irréaliste, c’est peut-être aussi parce qu’il nous aide à nous extraire, par moments du moins, de nos attentes de ce que « doivent » être les relations sociales, les réactions et les façons de parler, d’agir. Irréaliste parce qu’on ne s’attend pas à ce qu’un psychopathe défende l’opprimé, tombe amoureux de sa gardienne ou se réconcilie chaleureusement avec l’homme qui a voulu exploiter son travail et vient de le traiter de tous les noms. C’est d’ailleurs précisément dans ce genre de scènes de fraternité (je ne parle pas de sororité, les femmes n’étant que rarement en rapport les unes avec les autres chez Anderson), d’amitié prompte et vive, surgie comme une bulle éclate, que semble se jouer ce décalage qui est confortable parce qu’il simplifie ou aplanit les aspérités du réel. Mais aussi parce qu’il y est question d’émotion, bien que peu démonstrative, dans un cinéma où l’émotion est si rare (ce qui convient très bien à Murray et McDormand). En acceptant ces prémices, on pourrait faire l’hypothèse d’un aspect positif au syndrome de Peter Pan : si, en négatif, Anderson nous retire du monde pour nous installer dans une bulle d’irréalité confortable, peut-être nous permet-il, positivement, d’imaginer (et donc de nous y habituer, de l’intégrer, de le projeter à notre tour) un monde où, si tout reste noir et blanc (il y a des gentils et des méchants, c’est rarement plus compliqué) et si tout le monde a son petit rôle à jouer dont il est bien difficile de sortir (y compris quand ils conduisent au tombeau, R.I.P. Gustave), l’honneur est une chose de valeur, l’oppression est méprisable, le travail est récompensé et l’amour existe. Il est clair que l’on ne va pas aussi loin avec ça que ce que Pasolini cherchait à accomplir. Mais enfin, si l’on y pense un peu, ces banalités n’ont pas grand-chose de banal dans l’immense majorité de la production cinématographique actuelle. Dans un tel contexte, tout imaginaire de bon sens est sans doute bon à prendre.
The French Dispatch de Wes Anderson avec Bill Murray, Owen Wilson, Tilda Swinton, Benicio Del Toro, Mathieu Amalric, Adrien Brody, Timothée Chalamet, Léa Seydoux et Frances McDormand (2021)